L'audace d'en faire moins
« La liberté, c'est de choisir, et non de suivre. »
â Angela Davis
Cet "aprÚs-midi jeux", j'ai découvert quelque chose d'inattendu. Pas sur les autres, mais sur moi.
Je me suis retrouvĂ©e dans cette ambiance douce oĂč les vĂȘtements devenaient progressivement optionnels. LumiĂšres tamisĂ©es, atmosphĂšre bienveillante, cette chaleur particuliĂšre des corps qui se libĂšrent. Il y avait des rires, lĂ©gers, complices. Des jeux qui se crĂ©aient naturellement entre les prĂ©sences. Le genre d'espace qui respire la bienveillance construite consciemment, pas par hasard. Un cadre pensĂ© pour que chacun·e puisse ĂȘtre lĂ Ă sa maniĂšre.
Et moi, assise là dans mon legging préféré, j'ai réalisé que je n'avais pas envie de l'enlever. Pas par pudeur. Pas par blocage. Juste parce que c'était comme ça.
Et vous savez quoi ? Le lendemain, j'avais un peu le syndrome de Stendhal*. SecouĂ©e d'avoir vu tant de beautĂ©, tant de libertĂ©. De prĂ©sences radieuses qui osaient ĂȘtre lĂ , pleinement. C'Ă©tait bouleversant.
Mais ce jour-là , ma propre audace ressemblait plutÎt à une immobilité calme et tranquille.
La performance de ne rien faire
Audaces fortuna iuvat, disaient les Romains. La fortune sourit aux audacieux. Ce jour-là , mon audace c'était de garder mes chaussettes. Des chaussettes sur lesquelles il était écrit "remove before sex".
C'est drĂŽle comme, dans un espace oĂč se dĂ©shabiller peut devenir la norme, rester habillĂ©e redevient une forme d'art conceptuel. Une note diffĂ©rente dans la partition collective. Presque une performance Ă la Marina AbramoviÄ, mais version low-key avec du thĂ©. Et merci de mâavoir permis cela, dâavoir créé ce cadre oĂč jâai pu expĂ©rimenter lâaudace de ne rien faire.
Il y a eu des regards. Pas dĂ©sagrĂ©ables, jamais. PlutĂŽt cette curiositĂ© douce : "Tu ne veux pas ĂȘtre plus Ă l'aise ?" J'Ă©tais Ă l'aise, justement. Dans mes vĂȘtements. Dans mon choix de les garder.
La zone de confort, ce territoire qu'on construit ensemble
On nous dit sans arrĂȘt qu'il faut sortir de sa zone de confort. C'est devenu un mantra du dĂ©veloppement personnel, presque une injonction. Mais rĂ©cemment, des voix s'Ă©lĂšvent pour repenser cette notion. Laure Dodier vient de publier Exploite ta zone de confort, et le podcast Ămotions de Louie Media posait justement la question : "Faut-il vraiment en sortir ?"
Et si, parfois, le geste radical était de la trouver, cette zone de confort ? De l'habiter pleinement ?
Ce qui est intéressant, c'est que cet aprÚs-midi-là , ma zone de confort n'existait pas juste en moi. Elle était aussi créée par ces collectifs, Colette se Confesse et Cocoonity. Par ce cadre posé avec soin : le consentement comme fondation, les rires comme respiration, le jeu comme langage commun. C'est précisément parce que l'espace était safe que j'ai pu choisir de rester habillée sans me sentir jugée, ne pas faire comme le groupe. La zone de confort n'est pas qu'individuelle, elle se construit aussi collectivement, par l'attention qu'on porte aux autres et à leurs limites.
Dans un monde qui nous demande constamment d'ĂȘtre plus, de faire plus, d'explorer plus, rester dans son espace de sĂ©curitĂ© devient presque transgressif. Ce jour-lĂ , ma zone de confort, c'Ă©tait mon legging et mon pull. Et c'Ă©tait prĂ©cieux.
L'intime est politique
Garder mes vĂȘtements ce jour-lĂ , c'Ă©tait un geste politique au sens premier : celui de gĂ©rer mon corps dans l'espace partagĂ©. Rappeler qu'on peut ĂȘtre prĂ©sente sans ĂȘtre exposĂ©e. Que l'intimitĂ©, parfois, c'est faire un pas en arriĂšre quand tout le monde avance.
Parce que l'intime, ce n'est pas toujours le dévoilement. C'est aussi la capacité à dire : "Pas aujourd'hui. Pas comme ça. Pas pour moi." Sans culpabilité, sans justification.
Choisir ses limites, c'est aussi exercer sa liberté. Et on peut reprendre les mots de Simone de Beauvoir dans Le DeuxiÚme Sexe : "Le propre des manies et des vices, c'est d'engager la liberté à vouloir ce qu'elle ne veut pas."
Se libérer de l'injonction à la liberté
Il y a quelque chose d'assez comique dans cette injonction contemporaine Ă ĂȘtre libre. Les rĂ©seaux, le dĂ©veloppement personnel, mĂȘme parfois les espaces militants : partout rĂ©sonne ce "libĂšre-toi !". Mais se libĂ©rer de quoi, exactement ?
Je me suis sentie libre de ne rien ĂŽter. De ne pas me laisser aller Ă ce qui semblait ĂȘtre le mouvement naturel des choses. Pas par rĂ©sistance, mais par alignement avec ce que je ressentais vraiment Ă ce moment-lĂ .
C'est à ce moment-là que je me suis sentie la plus libre. Habillée au milieu de corps nus, avec mon thé qui refroidissait, discutant de tout et de rien comme si nous étions dans un café.

L'art subtil de garder ses chaussettes
D'autres fois, dans d'autres contextes, avec d'autres envies, d'autres aprĂšs-midi, je fais des choix diffĂ©rents. C'est justement toute la beautĂ© de la chose : pouvoir choisir diffĂ©remment d'une fois sur l'autre. Ne pas ĂȘtre prisonniĂšre d'une image, surtout pas celle de la "femme libĂ©rĂ©e".
La vraie libertĂ© n'est pas de franchir toutes les limites. C'est de pouvoir dĂ©cider lesquelles on franchit, quand, et avec qui. De ne pas subir la pression, mĂȘme celle de la transgression, mĂȘme proposĂ©e avec bienveillance.
Ăpilogue
Depuis cet aprĂšs-midi, je regarde diffĂ©remment ces moments oĂč "tout le monde le fait". Je me demande : est-ce que j'en ai vraiment envie ? Ou est-ce que j'essaie juste de correspondre Ă une certaine idĂ©e de ce que devrait ĂȘtre une personne dĂ©complexĂ©e ?
La vraie audace, j'ai compris, ce n'est pas de faire comme les autres. C'est d'ĂȘtre assez Ă l'Ă©coute de soi pour faire diffĂ©remment quand c'est nĂ©cessaire.
Alors oui, parfois, oser, c'est garder son legging. C'est rester assise quand tout le monde explore. C'est ĂȘtre la seule personne habillĂ©e dans la piĂšce, et trouver ça trĂšs bien.
Et qui sait ? Peut-ĂȘtre qu'un autre jour, une autre aprĂšs midi, j'aurai envie de me dĂ©shabiller. Ou peut-ĂȘtre pas, ou de garder juste mes chaussettes.
Mais ce sera mon choix. Et mes chaussettes "remove before sex", eh bien, elles auront finalement trouvĂ© leur vocation politique : rappeler que la vraie libertĂ© commence exactement lĂ oĂč on dĂ©cide de ne pas suivre le mode d'emploi.
Cet article a été écrit habillée, par Anna Stentwood
*Le syndrome de Stendhal dĂ©signe un trouble Ă la fois physique et psychologique, provoquĂ© par lâadmiration dâun grand nombre dâĆuvres dâart dans une pĂ©riode de temps limitĂ©e, par exemple au cours de la visite dâun grand musĂ©e. La victime du syndrome Ă©prouverait en quelque sorte un trop-plein de stimulation esthĂ©tique, et rentrerait dans un Ă©tat de transe et de pĂąmoison.